«C’est pas le Ritz mais c’est déjà ça» (reportage)

Article publié sur le site du figaro le 1er janvier 2024

 

«C’est pas le Ritz mais c’est déjà ça» : le réveillon de la Saint-Sylvestre avec Hiver solidaire qui vient en aide aux sans-abri

Ségolène Le Stradic

REPORTAGE – Avec Hiver solidaire, la paroisse Saint-Jacques Saint-Christophe de la Villette accueille depuis 16 ans des personnes sans domicile pour qu’elles passent la nuit au chaud, de décembre à mars. Pour fêter le passage à la nouvelle année, anciens et nouveaux accueillis se sont rassemblés autour d’un bon repas.

«Rassurez-moi, il n’y a plus de messe ce soir ?», demande un homme assis sur le parvis de l’église Saint-Jacques-Saint-Christophe de la Villette, dans le 19e arrondissement de Paris. Il s’est installé sur les marches pour la nuit et espère ne plus être dérangé. «Vous ne voulez pas plutôt venir réveillonner avec nous ?», propose Éric Lenfant, membre très actif de la paroisse qui porte dans chaque bras les provisions du dîner qu’il organise avec plusieurs bénévoles et sans-abri pour fêter la nouvelle année. «J’ai rien à fêter cette année», répond celui installé sur la pierre froide, avant de remercier Éric, qui ne se décourage pas : «la porte est toujours ouverte !», jette-t-il avant de descendre dans la cour derrière l’édifice principal. C’est dans cet ensemble de salles jouxtant l’édifice que s’organisent les activités de la paroisse : l’épicerie solidaire – une association qui permet de nourrir une cinquantaine de familles en difficulté -, les maraudes du quartier chaque vendredi soir, et Hiver solidaire, une initiative créée par le diocèse de Paris il y a seize ans pour accueillir des personnes sans domicile fixe. Si l’initiative s’étend désormais au reste de la France, Paris demeure le lieu d’accueil principal : depuis début décembre, plus de 200 personnes sont hébergées quatre mois durant dans 42 paroisses de la capitale. Un dispositif dont SaintJacques-Saint-Christophe de la Villette a été pionnière : «Nous étions parmi les premiers à le faire», note Jeannine, doyenne des bénévoles venue partager le repas de fête et impliquée dans Hiver solidaire depuis plus de neuf ans. Investi quant à lui depuis cinq ans, Éric en est désormais le responsable. «Ce sont des gens comme vous et moi qui sombrent, après une rupture ou une perte d’emploi», explique-t-il, avant de préciser : «pour nous le plus important c’est l’échange, c’est de leur donner une parole».

«C’est pas le Ritz mais c’est déjà ça»

Cette année, ce sont Hakim, Pascal et Sylvestre qui passent l’hiver dans ce local de la paroisse. Installés depuis bientôt un mois, ils s’entendent bien et connaissent le rythme : ils arrivent chaque soir vers 19h, partagent le dîner avec un bénévole qui a préparé le repas, puis déplacent les tables pour installer les lits pliants rangés dans un coin de la pièce. Ils y passent la nuit, avant de repartir le matin vers 8h30, après le petit-déjeuner apporté par un bénévole. «C’est pas le Ritz mais c’est déjà ça», sourit Éric tandis qu’il s’affaire dans la petite cuisine de la salle. Dans le couloir, des toilettes et une douche, ainsi qu’une machine à laver, sont aussi mis à la disposition des trois accueillis. Normalement, un bénévole reste également pour la nuit, «mais en ce moment on a du mal à trouver des gens», dit Éric. «Beaucoup de jeunes couples qui donnaient de leur temps changent de quartier quand ils commencent à avoir des enfants», souligne Jeannine, qui y voit l’explication de cette baisse d’engagement.

Le passage à la nouvelle année est l’occasion d’une petite entorse au rythme habituel : bénévoles, anciens accueillis et sans-abri du quartier ont été conviés au dîner. Pascal, qui devait dîner avec sa sœur et sa fille, se joint finalement à la fête : il en profite pour montrer les cadeaux de Noël offerts par ses proches : une jolie montre et un blouson bien chaud. Arrive ensuite Momo, un ancien : l’hiver précédent, c’était un des accueillis de la paroisse. «Lui, c’est Monsieur “Y a pas de problème”, confie Éric. C’est sa devise !». Avant la fin de l’hiver dernier, Momo avait pu trouver un logement dans le 9e et un travail dans une ferme solidaire du quartier. Pour les aider dans leurs démarches, les bénévoles proposent aux personnes sans domicile de rencontrer régulièrement les travailleurs sociaux de l’association «Aux captifs, la libération». Mais Momo a eu de la chance. «Ils savent que nous n’avons pas d’obligation de résultat et les travailleurs sociaux ne font pas de promesses non plus… le plus dur c’est de trouver un hébergement», constate Éric. «Heureusement, l’année dernière on leur avait tous trouvé un logement avant la fin de l’hiver», tempère Jacqueline, qui vient d’arriver. Jacqueline marche difficilement, mais tient à participer aux maraudes des vendredis soirs en préparant une tartiflette qui l’a rendue célèbre dans les environs : «hier je marchais dans la rue quand j’ai entendu derrière moi quelqu’un dire “Madame Tartiflette”, s’amuse-t-elle. Je sens que ça va me rester !». Autour, tous ceux qui l’ont goûté acquiescent : la tartiflette de Jacqueline, c’est quelque chose. «Il y en a un que j’ai servi en passant et il a commencé à crier “bordel que c’est bon !”, se souvient-elle en riant. Ils reçoivent des sandwichs froids toute la journée, moi j’ai le temps donc je tiens à leur préparer un plat chaud.»

«C’est une dinguerie»

Tandis que Sylvestre, dont c’est la fête, ajoute nappes et assiettes en carton dans la salle aménagée pour le dîner, chacun met la main à la pâte, s’affaire ou discute. Catherine, formatrice et paroissienne engagée – c’est elle qui a créé, il y a six ans, les maraudes du vendredi – mène la danse : elle a préparé du hachis parmentier pour 30, qu’elle réchauffe tant bien que mal dans le four d’appoint de la cuisine. «Je m’attendais à ce que plus de gens viennent», confie-t-elle. Lors de la maraude organisée deux jours plus tôt, elle avait proposé à un homme de se joindre à eux, «mais il avait l’air complètement désorienté… il ne connaissait même plus le jour de la semaine», déplore-t-elle.

Tout sourire et l’air d’un adolescent, Barry arrive un peu en retard : il vit dans une voiture non loin de l’église, et craint de la quitter trop longtemps, de peur que quelqu’un ne tente de voler ses affaires. Vêtu d’un sweat blanc, d’un jean et d’une casquette, il prend ses vêtements pour témoin : «mes affaires sont toujours propres, je les lave tout le temps, ils veulent me les voler». Certains sont prêts à casser les vitres de son véhicule, d’après lui. «C’est une dinguerie» ajoute-t-il, avant de filer : il n’aura même pas attendu l’arrivée du plat principal. Les vols, l’alcoolisme et la consommation de drogue sont des réalités du monde de la rue, racontent Catherine, Éric et Jeannine. Les vendredis soir, les maraudeurs évitent certaines zones du quartier, comme la place Stalingrad : «c’est le pire du pire, c’est devenu “zombie land”», s’attriste Éric. Ces «zombies», ce sont les consommateurs de crack qui n’arrivent pas à s’en sortir et errent dans les rues. Une situation qui empire, surtout depuis le Covid. Éric remarque une paupérisation grandissante : quelques jours plus tôt, une femme qui disait avoir froid est venue à leur rencontre. «On lui a donné des vêtements et payé un hôtel», raconte Éric, qui s’alarme de voir de plus en plus de femmes dans la rue. Elle a finalement pu se rendre dans une autre paroisse d’Hiver solidaire.

«Y a pas de problème»

Petits-fours, charcuterie, salade et fromage tournent autour de la table, tandis qu’au fond, Francisco, Momo et Pascal enchaînent les fous rires. Plus discret et le plus jeune des trois, Sylvestre écoute d’une oreille attentive. Jimmy, qui n’a pas la langue dans sa poche et le jeu de mots facile, lâche une blague après l’autre. «J’ai fait 10 ans de rue, dieu merci j’en suis sorti», raconte celui qui revient donner de son temps régulièrement. Pendant deux ans, il a même accueilli chez lui un sans-abri qui était lui aussi passé par Hiver solidaire.

«Le plus beau, c’est que d’anciens accueillis deviennent accueillants», se réjouit Éric en montrant la salle de l’épicerie solidaire, que gère désormais Francisco. Ce dernier a lui aussi passé cinq années dehors, avant d’être accueilli à la paroisse. Pour faire tourner l’épicerie, il a recruté Hakim et Sylvestre dans son équipe. «On commence à 10h du matin pour décharger les livraisons de la banque alimentaire puis on donne aux paroissiens dans le besoin et aux cinquante familles dont on s’occupe», explique-t-il. Avec Éric, ils constatent que la banque alimentaire ne peut plus donner autant, et que de plus en plus de familles se tournent vers eux. Andalou d’origine, Francisco se pose la question de rentrer en Espagne pour sa retraite, dans un an. «Je ne sais pas quoi faire, je suis paumé», raconte-t-il peu avant les coups de minuit, en tirant sur son cigarillo. «Mais je suis fidèle, reprend-il en balayant les vieilles pierres du regard. C’est cette paroisse qui m’a sorti de la rue, j’y reste.» Minuit sonne. Chacun trinque et se souhaite le meilleur pour l’année à venir, «et surtout, la santé», insistent-ils tous. Derniers rires et parts de gâteaux englouties avant de commencer à ranger. Hakim, Sylvestre et Pascal s’installeront pour la nuit avant de repartir le lendemain, tandis que chacun rentrera chez soi, dans les rues avoisinantes, sauf Momo dont le logement social est dans le 9e. «Merci à tous et bonne année !», lance-t-il sur le pas de la porte. «Tu vas quand même pas partir sans payer ?», lui répond Claude, le mari de Catherine à l’humour pince-sans-rire. «Y a pas de problème», rétorque l’ancien occupant des lieux, en se fendant d’un grand sourire.

Article et photo : Ségolène Le Stradic