L’histoire des Martin, la famille de sainte Thérèse

L’histoire des Martin, la famille de sainte Thérèse

racontée par Christiane Muller

lors du pèlerinage paroissial à Alençon

14 mai 2023

En plein cœur du synode sur la Famille le 18 octobre 2015, le Pape François proclamant Saint le couple Louis et Zélie Martin, exprime lors de la cérémonie de canonisation : « Les saints époux Louis Martin et Marie Zélie Guérin ont vécu le service chrétien dans la famille, construisant jour après jour une atmosphère pleine de foi et d’amour. Dans ce climat, ont germé les vocations de leurs filles, parmi lesquelles sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus.

Le témoignage lumineux de ces nouveaux Saints nous pousse à persévérer sur la route du service joyeux des frères, confiants dans l’aide de Dieu et dans la protection maternelle de Marie. Du Ciel, qu’ils veillent maintenant sur nous et nous soutiennent de leur puissante intercession ! »

Les parents de Sainte Thérèse de Lisieux sont le premier couple de l’histoire à être faits Saints par l’Eglise, 90 ans après leur fille Thérèse de l’Enfant Jésus. Leur maison à Alençon, dans l’Orne, fait déjà l’objet d’un véritable attrait.

ALENCON  

Origine de la ville

De simple gué sur la Sarthe à l’époque gallo-romaine, Alençon apparaît, au début du XIe siècle, comme “bourg fortifié” avant d’être érigée en duché deux siècles plus tard.

Au XVe siècle, la ville doit beaucoup à l’action à la fois politique et spirituelle de Marguerite de Lorraine, veuve du duc d’Alençon.

Alençon, domaine royal

Au XVIe siècle, la ville est rattachée au domaine royal après la mort de Marguerite de France (1492-1549) plus connue sous le nom de Marguerite de Navarre. Sœur de François 1er, elle épouse le duc Charles IV en 1509. Elle s’installe alors dans le château d’Alençon avec son mari et sa belle-mère, Marguerite de Lorraine. La duchesse tient alors à Alençon une cour exceptionnelle où brillent les plus grands esprits du moment.

Alençon et la réforme

Première ville acquise aux idées calvinistes, Alençon devient rapidement un foyer de la Réforme. Les protestants s’emparent de la ville, saccagent les églises et interdisent le culte catholique. Par la suite, les Alençonnais réformés fuient, et immigrent vers l’Angleterre, les Pays-Bas ou les îles Anglo-Normandes.

Un savoir-faire naissant : la manufacture de dentelle

En 1665, Colbert fonde les Manufactures royales de dentelles dont celle du très célèbre Point d’Alençon, créé à partir du Point de Venise. Alençon employa, à l’apogée de son art, plus de huit mille dentellières.

Une ville en perpétuelle évolution

Au XVIIIe siècle, la ville se développe et assiste à la naissance d’un nouveau quartier dont l’Hôtel de Ville est le symbole. À la Révolution, Alençon connaît des mouvements populaires et quelques troubles religieux en 1792. En 1811, Alençon reçoit Napoléon 1er. Le souverain décide la construction du Palais de justice inauguré en 1827.

Au cours du XIXe siècle, la ville est en plein essor industriel, l’imprimerie y est florissante. Elle sera d’ailleurs à l’origine d’un procès retentissant. Auguste Poulet-Malassis, éditeur et ami de Charles Baudelaire, est issu d’une lignée d’imprimeurs alençonnais. En 1857, il édite “les Fleurs du Mal“. Condamnés chacun à une amende pour outrage aux bonnes mœurs et immoralité, auteur et éditeur doivent supprimer six pièces du recueil. Balzac se servira également de son séjour à Alençon pour écrire deux romans : “La vieille fille” en 1837 et “Le cabinet des Antiques” en 1838.

Au XXe siècle, Alençon poursuit son essor industriel et devient un des bastions de Moulinex, dont l’usine alençonnaise est créée en 1937 par Jean Mantelet, inventeur du “Moulin-Légumes”.

La libération d’Alençon

Pendant la seconde guerre mondiale, Alençon subit l’occupation allemande. Le 12 août 1944, la libération de la ville par la 2e Division Blindée du général Leclerc est l’un des épisodes de la bataille de la poche de Falaise-Mortain, contre-offensive allemande au débarquement allié de juin 1944.

Alençon, aujourd’hui : une ville qui vit en rythme avec son époque. Devenue préfecture de l’Orne, en région Basse-Normandie, Alençon compte plus de 30 000 habitants et constitue la ville centre de la Communauté urbaine d’Alençon de 52 000 habitants. Epargnée par les bombardements de 1944, Alençon est une ville à taille humaine et au cadre de vie privilégié. La dentelle au Point d’Alençon, désormais symbole d’excellence et d’image, guide Alençon dans la définition de son avenir : le pôle de plasturgie, les infrastructures haut-débit, la préservation du patrimoine et de l’environnement. En 1873, Thérèse Martin naît à Alençon. Elle deviendra sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, plus connue sous le nom de sainte Thérèse de Lisieux.

A Alençon, la famille Martin (1831-1877)

Qui peut se targuer de trouver l’homme ou la femme de sa vie, en passant sur un pont ? Prenons l’exemple de Louis Martin et son épouse Zélie.

Martin, le nom de famille le plus répandu en France depuis des siècles. Nous pourrions voir là un petit signe qui permet à chacun de se sentir concerné par cette vie apparemment des plus banales. Qui sont-ils ?    

En guise d’introduction à la vie de ce couple et de cette famille exceptionnelle. J’emprunte à Dominique Menvielle, membre de l’Institut Notre-Dame de Vie, ces propos : 

« Chers Louis et Zélie,

D’excellents auteurs ont parlé de vous. Citons, parmi les meilleurs, Fr. Stéphane-Joseph Piat, Mgr Guy Gaucher, P. Thierry Hénault-Morel, Hélène Mongin, Jean Clapier…

Comprenez alors mon étonnement, lorsqu’il m’a été demandé d’écrire l’histoire de votre famille. Pourquoi un nouveau livre ? Sans doute parce que lorsqu’on aime quelqu’un, on veut tout savoir de lui. Le moindre détail intéresse.

Je constate que vous êtes une famille ordinaire, parents de cinq filles bien différentes. En même temps, il n’est pas ordinaire d’être parents de cinq religieuses. En me plongeant dans tous les documents qui existent sur votre vie et celle de vos enfants, j’ai voulu chercher le secret de votre sainteté. Autrement dit, pour tourner la question à la manière de notre époque : quelle formation de développement personnel vous permet de garder, dans les situations les plus éprouvantes, une confiance audacieuse en la Providence ? Quel principe actif dans l’éducation donnée à vos filles les a toutes orientées vers la vie religieuse ? Quelle agence immobilière du Paradis avez-vous contactée pour bénéficier d’un grand balcon familial déjà occupé par Thérèse, vous-mêmes ? et qui sait …Léonie et… ?

Lorsque je vous regarde vivre avant votre mariage, je vois deux jeunes gens, les pieds sur terre et le cœur au ciel. Vous êtes capables de mener une entreprise et vous visez la sainteté. Toutefois un concept erroné vous fourvoie : « la sainteté, c’est pour les religieux ! » Vous voulez donc vous engager dans la voie d’une consécration totale. Une rencontre dans un lieu improbable vous oriente vers le mariage. Ce sera un mariage d’amour, habité jusqu’au bout par une profonde tendresse et un même désir de sainteté, pour vous et pour vos enfants.

Votre vie de famille est comme un sillage lumineux, sans fioritures, sans détours, tel celui d’une flèche lancée vers…le Ciel. Une seule ligne directrice a balisé votre chemin à chaque pas :  Dieu premier servi, tel est votre devise. D’emblée, vous excluez tout ce qui passe : paillettes, biens de consommation superflus, mondanités…

Vous ne retenez que ce qui dure : Dieu, l’amour, l’amitié…Cette détermination construit vos personnalités : vous avez en commun un caractère énergique et humble-qui ne manque pas d’humour-, aimant et exigeant, prompt à servir. Vous posez tous deux un regard bienveillant et perspicace sur les autres et d’abord sur vos enfants. Quel bonheur de respirer le bon air de liberté aimante qui régnait sous votre toit !

Qu’est-ce qui fait la cohésion de votre famille ? Serait-ce le dynamisme de l’amour qui vous habite, amour sans cesse reçu d’en haut et redonné, amour épuré par l’épreuve ? Cela suffirait pour que chacune de vos filles se construise, choisisse sa voie et chemine librement, toujours reliée aux autres. En vous regardant vivre, en me penchant sur les relations au sein de votre famille, je sais que vous donnerez la réponse.

Merci chers Louis et Zélie. Que votre foi confiante, ainsi que votre capacité à créer des liens vrais, forts et durables nous stimulent. Que chaque famille puisse se sentir par votre exemple, entrainée et soutenue pour dire : « En cordée nous aussi vers le Ciel. »

Portraits croisés

Louis Martin

Un jeune homme bien rangé ?

En vous promenant à Alençon le long de la Sarthe, dans les années 1850, vous pouvez tomber sur un pêcheur assidu, si concentré qu’il ne vous a sans doute pas entendu arriver. Est-il jeune ? Est-il avancé en âge ? Il est difficile de le deviner, sa barbe peut donner le change et son chapeau cache une calvitie naissante. Il a le calme olympien de tous ceux qui pratiquent cet exercice et même une certaine grâce dans le geste. S’il vous remarque, vous découvrirez un bon sourire avenant. Le bon vieux garçon, très affable, penserez-vous. De plus si vous poussez la porte de l’horlogerie-bijouterie de la rue du Pont-Neuf, vous aurez la surprise de découvrir votre homme, tout aussi concentré sur un établi parfaitement rangé. De ces hommes, pensez-vous, qu’on peut retrouver au musée Grévin, capables de traverser les siècles dans la même position, immuables et silencieux.

Ne nous y trompons pas. Ce même homme, d’une trentaine d’années est capable de sauter promptement dans une rivière pour ramener un adolescent qui se noie, de traverser les flammes pour sauver une vie ou encore de courir dans un pré avec son attirail de pêche, poursuivi par un taureau jaloux de son pré carré. Plus tard, une de ses filles évoquera ainsi leur père à ses sœurs, toujours pressé, amoureux de la route à parcourir et de l’imprévu des pèlerinages…

Enquête sur ses origines

Né à Bordeaux le 22 août 1823, il s’appelle Louis. Est-ce parce que son père, officier de carrière, est alors engagé dans la campagne d’Espagne chargée de rétablir le roi Ferdinand VII sur son trône, dans cette armée que les Espagnols appellent les “cent mille fils de Saint Louis“. Il en revient d’ailleurs chevalier de l’Ordre de Saint-Louis. Par ses amis, Louis sera plus familièrement surnommé Martin-pêcheur.

Troisième enfant après Pierre (1819) et Marie-Anne (1820), il est ondoyé au domicile familial, 3 rue Servandoni et baptisé en l’absence de son père, le 28 octobre 1823, à l’Eglise Sainte-Eulalie, située à 500 mètres en longeant l’hôpital Saint-André.

Ses premières années sont ballottées au gré des garnisons du père : à son retour d’Espagne, celui-ci est muté à Avignon où naît le 10 mars 1826 une petite sœur, Anne-Françoise, dite Fanny. Là commence son éducation comme enfant de troupe, qu’il poursuit l’année suivante à Strasbourg lors d’une nouvelle et dernière mutation du capitaine Martin (1827 – 1830)

Monsieur Martin père – Pierre-François – avait constitué une exception dans la famille en poursuivant une carrière dans l’armée : enrôlé en 1799 au sein du 65ième régiment d’infanterie, il avait ensuite rejoint l’armée du Rhin. Ses origines sont campagnardes et normandes, situées autour d’Athis-de-l’Orne.

A sa retraite en 1831 – Pierre a 54 ans et sa femme 31 ans – il regagne donc le terroir de ses ancêtres. Non pas dans le village d’origine : leur installation définitive se fait à Alençon, motivée par le désir de donner une éducation soignée aux enfants. Louis a 8 ans, les autres, 12 ans, 11 ans, 6 ans et deux ans plus tard, naît la petite dernière Anne-Sophie.

Louis est mis à l’école des Frères des Ecoles Chrétiennes. La scolarité y est gratuite pour les moins fortunés, ce qui est un gros avantage pour la petite retraite du capitaine. Surtout, les Frères sauront lui assurer des études sérieuses dans un climat de foi. Qui s’étonnerait de ce choix, tant la piété exemplaire du capitaine est connue ? Exemple de sa foi simplement et ouvertement vécue, une anecdote circule dans la famille : le capitaine n’hésitait pas à prier au milieu des soldats et, à la messe, demeurait longuement à genoux après la consécration. A ceux qui s’en étaient étonnés, il avait fait répondre : Dites-leur que c’est parce que je crois.

Auprès de sa mère Fannie, fille du capitaine Boureau, Louis baigne dans une atmosphère de vaillance et de foi, empreinte d’humilité. Jugeons-en par les vœux de fête qu’il reçoit de sa mère à l’âge de 19 ans : Tu es, mon cher fils, le rêve de mes nuits et le charme de mes souvenirs ! Que de fois, je pense à toi, lorsque mon âme, élevée vers Dieu, suit l’élan de mon cœur et s’élance jusqu’au pied du trône de la Divinité ! Là, je prie avec toute la ferveur de mon âme afin que Dieu répande sur tous mes enfants le bonheur et le calme dont on a besoin sur cette terre orageuse…Sois toujours humble mon cher fils“.

En 1831, l’année même du retour de la famille Martin en Normandie, naît celle qui deviendra l’épouse de Louis.

Zélie Guérin

Une jeune fille super active ?

Alençon, rue Saint-Blaise. Vous admirez la belle façade du XVIIème siècle de la Préfecture ? Mais retournez-vous donc vers la maison d’en face et glissez un œil à la fenêtre du rez-de-chaussée, au-delà du beau rideau dentelé qui laisse passer la lumière du jour, une toute jeune fille se tient là, assise. Elle ne vous verra pas, elle est trop absorbée par son ouvrage. D’un geste aussi leste que précis, elle manie l’aiguille qui dessine un joli motif de fil fin. De la dentelle au fameux point d’Alençon, prisée par les cours royales ! Ah mais voilà qu’elle s’anime ! 

Dans la famille Guérin, précisons les diverses vocations nées, Elise, l’aînée, deviendra religieuse sous le nom de sœur Marie-Dosithée, la plus jeune, Zélie, se mariera. Le petit frère Isidore deviendra pharmacien. Se comprenant parfaitement, sans être toujours du même avis, ils se soutiendront toute leur vie.

Enquête sur ses origines

Comme Louis Martin, Zélie est l’enfant d’un militaire, originaire d’une famille rurale de l’Orne. Son père, Isidore Guérin est né l’année même du déclanchement de la Révolution française, le 6 juillet 1789. Il avait été incorporé dans le 96ème régiment d’infanterie et avait participé aux campagnes de Napoléon. Blessé, il était passé dans la gendarmerie, finissant sa carrière dans sa région, résidant au Pont puis à Saint-Denis-sur-Sarthon. C’est là qu’à 39 ans, il rencontre sa jeune femme de 23 ans, Louise Macé, originaire de la proche Mayenne.

A la naissance de Zélie, le 23 décembre 1831, il a 42 ans mais il est surtout sensible à celle, dix ans plus tard, de son unique fils, qui fait toute sa fierté. Zélie n’en n’est pas jalouse. Non, ce qui a rendu sa jeunesse « triste comme un linceul », c’est plutôt le tempérament de sa mère. Il est vrai que la vie ne l’avait pas gâtée. Très tôt orpheline de père, Louise avait dû travailler très jeune et en avait acquis un comportement sévère et exigeant. Les câlineries n’entrent donc pas dans les besoins primordiaux de la famille et Zélie se souviendra toujours de n’avoir pu reporter son affection sur les poupées qu’elle n’a jamais eues !

La foi de ses parents pourrait apporter quelque douceur dans le foyer car Dieu y règne en maître : lui donner sa vie va de soi. En témoigne le grand-oncle Guillaume-Marin Guénin, prêtre réfractaire sous la Révolution. Zélie ne peut se souvenir de lui, elle n’avait que 3 ans à sa mort mais les histoires racontées à son sujet ne pouvaient que renforcer les convictions religieuses de la famille. Un jour que les sans-culottes s’étaient introduits chez eux, l’oncle prêtre se précipita dans un coffre et le père de Zélie, alors enfant, lui avait sauvé la vie en s’asseyant dessus pour y jouer tranquillement. Le prêtre savait défendre Dieu et ses administrés ; lors d’une rencontre en chemin avec des révolutionnaires, il posa sur une pierre le ciboire qu’il portait en disant à Dieu : Occupez-vous de vous, je m’occupe du reste″. Et, les mains libres, il put affronter l’adversaire.

Une foi forte donc du côté paternel. Louise Guérin, elle aussi, est une croyante convaincue mais rigide sur les principes, attentive outre mesure à « ce qu’il faut faire », à « ce qui est prescrit », tout devenant facilement « péché ». On comprend que Zélie ait du mal à s’épanouir dans cette atmosphère toute de rigueur. Et pourtant, lorsqu’elle a 13 ans, ses parents décident de s’installer à Alençon pour qu’elle puisse poursuivre des études, chose rare à l’époque pour des jeunes filles. 

Précisons que pendant leur jeunesse, Louis et Zélie ont tous deux eu le désir de se consacrer à Dieu. Ce désir les a accompagnés tout au long de leur vie, imprégnant leur existence et leur famille de quelque chose que Thérèse définissait comme « un parfum virginal ».  

Un mariage inattendu

Une perle pour Louis

Retrouvons la famille Martin. Louis poursuit sa vie régulière bien organisée entre son horlogerie, le Pavillon et son cercle d’amis. Sa mère s’inquiète : Louis est le seul de ses enfants encore en vie, elle aimerait tant le voir marié ! Elle prend des cours à la maison d’Ozé, où elle côtoie une jeune fille qu’elle trouve charmante, réservée, sérieuse, habile…Ne serait-elle pas la perle dont elle rêve pour son fils ? Elle le connait son Louis, si pieux, si solitaire si exigeant : il a déjà refusé un parti sérieux. Elle essaie de lui en parler. Il semble faire la sourde oreille. Cette jeune fille, c’est Zélie Guérin. Au cours, Mme Martin l’observe : elle est déjà très avancée dans le maniement de l’aiguille, elle a même remporté un prix attribué par la ville d’Alençon pour la qualité de son travail. Depuis, elle s’est installée à son compte. 

A l’affut de tout renseignement qui pourrait attirer l’attention de son Louis, Mme Martin a-t-elle réussi à savoir que cette jeune personne a eu, à son actif, un désir d’entrer en religion ? Oui, décidément c’est bien la perle qui conviendrait, autant à elle-même qu’à son fils ? Et, une fois de plus, en rentrant de son cours, Mme Martin lui décrit les qualités de sa jeune collègue.

C’est celui -là !

Et voilà qu’un matin Louis la croise, sur le pont de Sarthe. Il la regarde plus attentivement. Elle, apparemment émue, marque un temps d’arrêt, puis continue son chemin. Il y a de quoi être bien ébranlée : a-t-elle bien entendu ? N’a-t-elle pas rêvé ? C’était très net en elle cette voix qui lui disait : C’est celui-là que j’ai préparé pour toi.  Elle qui a tant prié avec confiance pour que Dieu scelle son alliance avec celui qu’Il mettrait sur son chemin. 

Le mariage

On ne saura rien, les jours qui suivent, ni des trois mois seulement qui les acheminent vers leur mariage. Aussi réservés et modestes l’un que l’autre, ils choisissent un mariage nocturne dans la discrétion, à minuit, le 13 juillet 1858, à l’Eglise Notre-Dame, paroisse de la famille Guérin, après le mariage civil à 22h00.  Le Curé de La paroisse a accepté de déléguer son office à l’Abbé Hurel, conseiller spirituel de Louis qui deviendra aussi celui de Zélie. Les participants ne sont guère nombreux à les entourer :  la proche famille, les témoins, quelques amis, Louis est heureux de passer au doigt de son épouse une double alliance où leurs deux noms sont gravés, probablement par ses soins de Joaillier. Le mariage sera marqué d’une pierre blanche. Disons plutôt frappée d’une médaille commémorative que Louis offre à son épouse. Elle représente Tobie et Sarah, ces deux personnages de la Bible qui ont tout remis entre les mains de Dieu, les soirs des noces. D’ailleurs, ils se sont mariés sous le voile, coutume ancienne selon laquelle, après le consentement des époux, les témoins déploient cette étoffe au-dessus de leur tête, signe de la présence de l’Esprit Saint qui repose désormais sur cette nouvelle vie à deux tandis que le Prêtre les bénit. 

Premiers ajustements

Zélie quitte la rue Saint-Blaise pour s’installer chez Louis rue du Pont neuf. Elle organise un atelier de dentelle, sous le même toit, que l’atelier de bijouterie. Les parents de Louis ont leur vie au premier avec Adolphe Leriche qui reste auprès d’eux encore une année, jusqu’à l’âge de 15 ans et la domestique Virginie Beauvais. 

Ce beau commencement s’est déroulé dans le temps comme un long fleuve tranquille.  Louis et Zélie semblent destinés à entamer une vie de famille « normale », avec ses joies, ses crises, ses heurts, ses attentions réciproques, sa persévérance. Ce n’est pas tout à fait ainsi que les choses vont se passer.

Un mariage blanc ?

Louis met d’emblée la barre très haut, voir un peu trop ! Son désir d’être tout à Dieu perdure. Aussi, a-t-il étudié de nombreux textes, documents. Il était frappé par le texte officiel sur le « mariage blanc » comme on l’appelle.  Dans l’histoire de l’Eglise, se sont présentés des cas de couple qui ont voulu vivre la chasteté à l’exemple de la Sainte Famille, ils sont maintenant vénérés comme des saints. On dit certes, que le mariage n’est valide que s’il est consommé. Cependant, il est accepté qu’il ne le soit pas, dans le cas d’un commun accord des époux.

Zélie accepterait-elle qu’ils vivent comme frère et sœur ? L’idée vous semblera sans doute saugrenue : elle est à remettre dans le contexte d’une époque où on ne cessait de chanter dans l’Eglise les beautés de la virginité, y associant la sainteté, bien plus qu’au mariage.

Dès le soir de son mariage, Zélie tombe de haut, pas uniquement à cause de cette proposition.  Des enfants, elle en voulait, mais, comme bien des femmes de son époque, elle ne savait rien de la sexualité. Les explications de Louis l’effraient. Sous le choc, elle fond en larmes. Louis ne parvient pas à la calmer. Le lendemain, ils partent tous les deux retrouver Élise (sœur de Zélie) à la Visitation de Mans. 

Quelques mois plus tard, la droiture de ce couple en recherche de sainteté permet à leur confesseur de leur apporter une lumière décisive sur leur condition d’époux.  Il les convainc que la sainteté n’est pas réservée aux ecclésiastiques et religieux et les invite à vivre pleinement leur mariage en s’ouvrant à la vie, dans l’esprit que résume une exhortation de l’époque. Moins d’un an après leur mariage, Zélie attend son premier enfant. 

Quand le cercle de famille grandit (1859-1873) : 

Leur directeur spirituel avait encouragé Louis et Zélie à vivre pleinement leur vie conjugale en s’ouvrant à la vie : neuf naissances s’ensuivront. Au total, sept filles et deux garçons. Cinq filles seulement parviendront à l’âge adulte : les deux aînées, Marie et Pauline, qui n’ont que dix-huit mois de différence, puis vient Léonie et enfin les deux petites dernières, Céline et Thérèse. 

Parcours rapide de l’album photos. 

Marie (1860-1940)

Pas un sourire, ni pour le photographe caché derrière son voile noir, ni pour les lecteurs que nous sommes. Marie a toujours eu un côté un peu sauvage : pas question de faire des politesses et des révérences. Tant pis si les gens ne l’apprécient pas, pourvu que tu m’aimes cela me suffit, rétorque-t-elle à sa mère chagrinée par son comportement. Si Zélie sait lui dire combien elle l’aime, il est manifeste que Marie est la préférée de son père, sa grande première ! Zélie, elle, remarque son caractère très spécial et volontaire. D’un tempérament fougueux, Marie a aussi un bon cœur. 

Marie Pauline (1861-1951)

Jolie, coquette, très féminine, elle est aussi simple et humble. Appelée couramment Pauline, en famille elle est « le petit Paulin » en raison de sa taille modeste – elle n’ira pas au- delà de 1, 54 m. Pour la taquiner, Marie l’appelle « petite naine » ! Elle est le portrait craché de sa mère ; active et entreprenante, vive, drôle et espiègle, fort émotive. Zélie en est folle : elle a tout pour elle, déclare-t-elle, alors que sa fille n’a pas 4 ans ! Il est donc peu étonnant qu’à l’âge de l’adolescence, Pauline soit déjà devenue la confidente de sa mère.

Marie Léonie (1863-1941)

Quel regard émouvant, si triste et en même temps si simplement abandonné à la vie. On l’appelle Léonie mais en famille, elle devient très vite “la pauvre Léonie“, mais aussi “la bonne Léonie“. De santé fragile dès la naissance, elle le reste toute sa vie.  A l’âge de 70 ans, elle avoue n’avoir pas passé un seul jour sans avoir mal au ventre, mal à la tête et des démangeaisons dues à une sorte d’eczéma purulent sur tout le corps ! Dans ces conditions, comment l’enfant pourrait-elle tenir en place ? Coléreuse et boudeuse à la maison, insupportable en classe, à la fois influençable et volontaire, courageuse et obstinée, susceptible et pleine de complexes par rapport à ses sœurs bien douées, elle n’en est pas moins un cœur d’or qui cherche à faire plaisir. Après un essai de deux mois chez les Clarisses, elle est finalement, après trois tentatives devenue visitandine à Caen, sous le nom de Sœur Françoise-Thérèse.

Marie Céline (1869-1959)

« Le petit Célin » tel est le surnom que l’on trouve fréquemment dans la correspondance familiale. Physiquement, elle paraît frêle, fragile. Marie dira : « c’était curieux de voir un si petit enfant courir comme une petite souris à travers la maison ». Elle est si délicate que, les années passant, on se demande si elle va survivre.  Zélie s’emploie à la fortifier et réussit car Céline sera la dernière à mourir à l’âge avancé de 89 ans ! 

Ce petit bijou semble en porcelaine fine, tant elle est craintive : a-t -elle par mégarde bousculé et cassé la dinette de ses sœurs, la voici effrayée d’un tel malheur, cachée et recroquevillée derrière un tas de bois dans le jardin !

Il faut la perspicacité de Zélie pour la dénicher et la rassurer.  Et pourtant, face à sa sœur Thérèse, elle se fait protectrice et plus que cela : elle exerce pendant leur enfance une certaine autorité sur sa cadette.  Toutes deux seront toujours fortement unies.

Devenue une jeune fille, intrépide, pétillante d’intelligence, esprit aux mille questions, jamais rassasiée de connaissances, riche de talents et de personnalité, elle est de compagnie agréable…

Marie Françoise Thérèse (1873-1897)

A sa naissance, Zélie ne ménage pas les détails sur sa charmante enfant : elle est douce et mignonne, comme un petit ange, elle a un caractère charmant. Pour son père elle est le hanneton blond, l’orpheline de la bérézina, (d’après un roman lu en famille), et surtout sa petite reine. Intelligente, futée, sensible, aimante, elle fait la joie de sa famille jusqu’au jour où éclatera sa souffrance d’être orpheline de sa mère depuis l’âge de quatre ans et demi.

Sa vie intérieure lui fait percevoir les désirs de Dieu « Doux Sauveur » et de la Vierge Marie « incomparable Mère ». Ils lui ouvrent les champs immenses de compassion et de tendresse céleste pour l’Humanité. En une course de géant, elle s’engage sur le chemin de sa vocation à l’amour qui l’a promptement amenée au but à 24 ans. Pressée d’entrer à 15 ans au Carmel où elle découvre sa petite voix bien droite, bien courte, la petite dernière deviendra capitaine de la légion des petites âmes, assoiffées de miséricorde, en quête de sainteté.  Avant de mourir, elle avait dit à ses sœurs, vous m’appellerez petite Thérèse

Voilà qui la définit et la résume et ce sera son nom d’Eternité dès ce monde- ci : Teresina, Little Thérèse, Little Flower, en polonais, en allemand et tant d’autres langues. Cent ans plus tard, les foules accourent à Alençon et Lisieux, sur les lieux où elle a vécu. On quête son sourire, ses roses. Elle fait tourner la tête des soldats sur le champ de bataille, des missionnaires au fond de la grande Chine, des condamnés à mort, des Papes, jusqu’au premier d’Amérique Latine, de la plus célèbre chanteuse française du siècle dernier, d’une multitude de petits protégés, des familles suppliant en toutes langues, des communautés sans cesse nouvelles, bref, donnons-lui le mot de la fin, tout le monde m’aimera″ ! Au don de thaumaturge, ajoutons donc celui de prophète car, nul ne peut se sentir exclu de cet ouragan de miséricorde qu’elle obtient à chacun ! Elle promet cette petite Thérèse ! Pour les uns, elle est la sainte de l’espérance, pour les autres, elle est la sainte de la Miséricorde, pour sa Sœur Pauline qui résume tout :  Elle est un écho du cœur de Dieu, alors tendons l’oreille car elle a un mot précieux pour chacun ! Mais n’anticipons pas, pour l’heure, retrouvons-la, à un an et demi, sur la balançoire que son père a installé dans le jardin de la rue Saint-Blaise. Quand ça ne va pas assez fort, elle crie : Toujours plus haut ! Serait-ce donc sa devise ?

Eduquer à la sainteté, valeur essentielle pour Louis et Zélie

Thérèse écrit à la fin de sa vie, Toute ma vie le Bon Dieu s’est plu à m’entourer d’amour, mes premiers souvenirs sont empreints de sourires et des caresses les plus tendres ! j’ai le bonheur d’appartenir aux parents sans égaux qui nous ont entourées des mêmes soins et des mêmes tendresses.

Lorsqu’il écrivait son encyclique Evangélium Vitae, le St Pape Jean Paul II aurait pu avoir l’exemple des saints Louis et Zélie Martin sous les yeux : la responsabilité de la famille est déterminante, c’est une responsabilité qui résulte de sa nature même – elle consiste à être une communauté de vie et d’amour fondée sur le mariage – et de sa mission de garder, révéler et communiquer l’amour.

Il s’agit précisément de l’amour même de Dieu dont les parents sont faits les coopérateurs et comme les interprètes de la transmission de la vie et dans l’éducation suivant le projet du Père

Penchons-nous sur la manière dont les Martin ont vécu cela. Zélie disait : Moi j’aime les enfants à la folie, j’étais née pour en avoir d’ailleurs ! c’est un travail si doux de s’occuper de ses enfants ! quelle serait la plus heureuse des femmes si elle n’avait que cela à faire

Dans quel but ? Zélie disait encore Pourvu que j’arrive au Paradis avec mon cher Louis et que je les y vois bien mieux placés que moi, je serais tellement heureuse, je n’en demande pas davantage

Voilà ce qui mobilisent les parents Martin, ils visent le Ciel, c’est le but de l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants. Viser le Ciel engage toute leur vie, comme le montrent bien des détails pris sur le vif dans l’existence des parents Martin. Cette éducation à la sainteté, au quotidien, c’est ensemble qu’ils la déploient. 

Éduquer ensemble 

De tempéraments différents, Louis et Zélie sont à l’écoute l’un de l’autre. Entre époux, ils confrontent leurs réflexions pour prendre les meilleures décisions. Ce climat serein est la condition de l’épanouissement de leurs enfants. Ils l’ont appris d’ailleurs de leurs filles lorsqu’après une discussion âpre entre eux, Marie, encore toute petite leur demanda c’est cela qu’on appelle un mauvais ménage″ ? ce qui les fait éclater de rire et mit fin à leurs disputes. Depuis, ils se sont promis de ne plus mêler les enfants à leurs différends. Comme dans beaucoup de couples, les désaccords portent sur les choix qui concernent les enfants. On voit Louis convaincre sa femme de ne pas faire voyager leur tout petit bébé à Lisieux, même si elle a hâte de le présenter à son frère, je pense qu’il a raison, je pourrais m’en repentir avoue Zélie, mais à Louis qui chouchoute particulièrement sa petite dernière, Zélie, qui craint qu’elle ne devienne capricieuse n’hésite pas à donner cet avertissement : Tu la perdras″. Parfois la décision qui finit par l’emporter n’est pas la meilleure mais elle aura le mérite de servir de leçon pour une autre fois comme le jour où Louis tient à renvoyer à l’école Marie à peine remise de sa rougeole. Zélie aurait préféré prolonger sa convalescence…Arrivée à la Visitation, Marie, fiévreuse, est envoyée à l’infirmerie. Bien d’autres exemples pourraient être relatés. 

Le bien spirituel est toujours la boussole de leurs décisions communes qui finit par s’imposer. Ainsi, en mai 1877, alors que Marie veut retourner à la Visitation pour faire une retraite, son père donne formellement son veto pour plusieurs raisons : encore une séparation, encore des dépenses. Zélie attend le moment favorable pour lui en parler car elle a, en faveur de Marie, un argument imparable : il s’agit de la sanctification et de la perfection d’une âme ! L’année précédente, Marie en était revenue toute transformée, les fruits durent, d’accord, cependant, il est temps qu’elle renouvelle sa provision. Louis cède alors bien volontiers ! Louis, que l’on représente parfois comme un vieil homme austère, attire l’engouement de ces petites dernières. Céline est sans cesse attachée à ses basques, quant à Thérèse, lorsqu’elle se cogne la nuit au barreau de son berceau, c’est son père qu’elle appelle : papa, Je suis toquée !  Avec son aînée Marie, sa préférée, aux dires de sa femme, ils se comprennent. On les voit ensemble au pavillon ou à confesse. C’est lui encore qui emmène ses filles aux représentations du Cercle catholique pendant que Zélie profite du calme de la maison. Chacune de ses filles, témoigne que Louis était un père très présent.

Zélie a beau être accaparée par son entreprise de dentelle, il n’en est pas moins qu’elle est toujours là pour ses filles, attentive et d’une patience à toute épreuve. Oui, ma chérie répond-elle inlassablement à Thérèse qui l’appelle de marche en marche dans l’escalier. 

Cette proximité leur permet de bien connaître chacune de leurs enfants. La finesse discrète de Zélie qui découvre les aspirations de ses filles et la force tranquille de Louis qui leur donne de l’assurance, permettent à chacune de se sentir soutenue, guidée, redressée, encouragée sur son propre chemin. L’un ou l’autre membre de la famille est-il absent, le courrier fonctionne aussitôt pour relier les cœurs et suivre la croissance de leur vie vers le ciel.

Faisons le mieux que nous pouvons et la providence fera le reste ! Leur famille, est bien ce lieu propre où l’on chemine.

Thérèse, à l’âge de trois ans, vient caresser sa mère ou son père avec ce souhait Oh que je voudrais bien que tu mourrais, on la gronde mais sa logique l’emporte ! c’est pour que tu ailles au ciel. A la fin de sa vie, elle a le même accent : « Je voudrais courir dans les prairies du ciel. Ce qui m’attire vers la Patrie des cieux, c’est l’appel du Seigneur pour plonger dans l’océan sans rivages de l’amour ». Thérèse pourra aimer le Seigneur et le faire aimer. Louis et Zélie ne s’habituent jamais à la mort dont l’espérance du ciel ne lève pas l’horreur. Ainsi, à la mort du petit Joseph Jean-Baptiste, Zélie écrit à son frère ″je suis pour la vie… Votre sœur affectionnée et malheureuse. On a pu se tromper sur les sentiments de Zélie comme le relatent Pauline et Céline décrivant l’état de leur mère à la mort de ses enfants. Son esprit de foi, la rendait si énergique et elle était si consolée à la pensée que ces petits anges était au ciel, en dépit de son chagrin profond, on disait autour d’elle : Ce n’est pas la peine de plaindre Madame Martin, elle n’a pas de peine de la mort de ses enfants, jusqu’à dire qu’elle n’aimait pas ses enfants !

Effectivement, Zélie peut donner le change. Elle explique elle-même, qu’en cas de grandes peines, elle ne peut même pas bénéficier du soulagement que donnent les larmes.

Zélie ne pleure pas mais son cœur est brisé par la mort des siens, sa consolation est en effet de les savoir au ciel. Y a-t-il le meilleur apprentissage de la communion des saints ? Les enfants Martin sont invités à marcher à la suite de leurs frères et sœurs du ciel.  Louis et Zélie sauront les armer pour la vie, selon la prière du psaume 89, « Apprends-nous la vraie mesure de nos jours, que nos cœurs pénètrent la sagesse ». L’Évangile est une Parole de vérité que les époux Martin entendent chaque jour à la messe. Ils veulent en vivre et en faire vivre à leurs enfants là où je suis, dit Jésus, vous serez aussi, je vais vous préparer une place. L’éducation, on le sait, passe par l’exemple, il suffit aux enfants Martin de voir vivre leurs parents pour se passer de longs discours. Ils voient dans leur vie que Dieu a la première place. Ainsi les filles, peuvent-elles observer leurs parents se rendre à la messe chaque matin, aux vêpres chaque dimanche soir. Quelle que soit la fatigue d’une journée bien remplie, ils participent aux missions que donnent les Capucins à l’Eglise Saint-Léonard, malgré le grand froid. Ou encore, ils ne manquent jamais l’adoration nocturne mensuelle. Les enfants sont entraînés dans la fidélité donnée au jour le jour. Sans doute, que le rendez-vous quotidien est aussi un acte de charité, la rencontre avec Dieu dans la prière est le premier acte de leur journée. Dès le réveil, Thérèse raconte que le premier mot qu’elle a su dire fut, cieux. Le mot ciel est une clé du vocabulaire Martinien. Tout simplement, Thérèse aurait-elle retenu ce mot de la prière la plus basique courante, fréquente dans une famille chrétienne, Notre Père, qui es aux cieux, une prière qui loin de n’être qu’une formule, est une force.

En revanche, quelle tristesse pour ses parents de se trouver en échec pendant des années avec Léonie, qui résiste au but de la sainteté que les parents désirent pour leurs enfants. Une faute ne reste donc pas sans réprimande mais avec modération.

Comme tous les parents, Zélie et Louis doivent arbitrer les conflits entre les enfants. Et bien sûr, il y a des disputes parfois amusantes, par exemple quand Thérèse crie que je suis malheureuse. Eh oui ! il y a de quoi, Céline lui a dit que ses poupées sont mal élevées et qu’elle leur passe tous leurs caprices ! Il y a des débuts de disputes qui tournent court. Ainsi ce premier jour de l’an 1867, autour de la malle des étrennes envoyée par les Guérin, ce sont d’abord des cris de joie qui étourdissent le grand-père, chacune voulait ce que l’autre avait reçu en plus. Le Grand père se fâche et menace de reprendre les jouets. C’est impossible qu’il les enlève puisque ce n’est pas lui qui les a donnés ! imparable logique des enfants élevés dans la simplicité, là encore un juste équilibre est à trouver.  

Les Martin ont bien eu cinq filles et non pas cinq vieilles filles ! leur besoin de sortir, est compris par les parents, n’en déplaise à la tante qui n’apprécie guère. Les réflexions quant aux jeunes qui fréquentent Marie, Zélie s’en étonne : Il faut donc s’enfermer dans un cloître ? on ne peut pas dans le monde vivre comme des loups ! Je ne suis pas fâchée que Marie trouve un peu de distraction, cela la rend moins sauvage, il est déjà temps, dit Zélie. Il en va de même pour l’habillement de ses filles, Zélie bravant à dessein les reproches de la Religieuse, n’hésite pas à faire quelques concessions à la mode. Dans tout ce que la sœur nous dit, il y a à prendre et à laisser, continue-t-elle, Sur ce sujet, est-ce que toutes les mères ne connaissent pas comment habiller leurs adolescentes ? ″ 

Eduquer dans l’amour

Dieu premier servi dans la prière, Dieu premier servi dans ses commandements et Dieu premier servi dans la charité.

Un amour qui se dit,

Entre parents, avec les enfants. La délicatesse d’affection, manifestée par les parents, devient la mesure de celles que se vouent les sœurs entre elles.

Un amour qui se prouve,

Evidemment, il ne suffit pas seulement de le dire, les Martin vivent au quotidien une charité en actes. Miséricordieuse est l’attention donnée aux pauvres, aux malades, aux voisins. Pas d’amour sans pardon et pas d’amour sans vérité.

Aimer dans la vérité,

Les parents sont attentifs à corriger les défauts de leurs filles. Les caprices sont réprimés dès le premier âge. Attentifs aux tempéraments bien affirmés de leurs filles, Zélie et Louis essaient de les assouplir. Ils doivent aussi arbitrer les conflits entre les enfants.

Aimer dans la simplicité,

Le fruit de leur travail leur donne une certaine aisance financière, les parents Martin choisissent pourtant de vivre simplement. Là encore un juste équilibre est à trouver. Suffisamment aimées, les jeunes filles, sans être pourtant des saintes en niche, montrent dès l’adolescence un sens de la vérité, une liberté intérieure et une maturité peu commune.

Il est impossible de parler d’éducation à la vie spirituelle dans la famille Martin sans évoquer la Vierge Marie qui occupe une place de choix dans la vie et le cœur de ses membres. Saint Joseph lui aussi sera prié, invoqué comme père, puisqu’il est père de la Sainte famille à Nazareth.

La Vierge Marie, une protection spéciale

Telle une mère attentive, Marie est omniprésente. Chaque enfant porte son nom et lui appartient. S’il faut la caractériser, on pourrait dire que cette piété mariale nous renvoie à l’Evangile de Cana. Marie Mère et Reine, tout orientée vers Dieu et les autres est celle dont l’amour voit tous les besoins. Dans la famille, Marie a principalement le visage de Notre-Dame des Victoires. Le mois de Marie, la Porte du ciel, il n’y a rien de trop pour la Vierge Marie. La statue familiale (celle qui deviendra Notre-Dame du sourire) est dans la chambre de Marie. On dirait un autel d’Eglise dit Marie. Ce qui ne déplait pas à Zélie qui n’aime guère se rendre à la paroisse pour la prière mariale ! les chants sont impossibles, ce sont des roucoulements à n’y rien comprendre. Le 8 décembre 1875, Zélie veut être la première à mettre un cierge pour sa fête et son intention se concentre sur l’essentiel : Que ses filles soient toutes des saintes et qu’elle-même les suive de près. Vœu Pieux ? 

La maladie et le décès de Zélie Martin

En 1865, à trente-quatre ans, Zélie se plaint auprès de son frère d’être gênée par une glande au sein. Les médecins de nos jours auraient facilement reconnu un kyste, probablement déjà cancéreux. Louis s’inquiète, on pense un temps à une opération, mais l’affaire semble oubliée.

Onze ans plus tard, en 1876, la maladie frappe la famille Martin. C’est d’abord Marie-Dosithée, la sœur de Zélie rongée par la tuberculose. Le 24 février 1877, elle décède. C’est pour Zélie un coup terrible.

Durement affectée par la maladie de sa sœur, Zélie s’était résolue à consulter pour elle-même un médecin en décembre 1876, huit jours avant Noël. Malgré ses maux de tête, ses douleurs d’estomac, elle n’avait pas voulu jusqu’alors se soucier de sa santé. Mais le diagnostic ne laisse aucun espoir : la « tumeur fibreuse » au sein est trop avancée, une opération serait inutile. Zélie reçoit lucidement la nouvelle de ce cancer du sein, tandis que Louis est « comme anéanti ». Isidore, le frère de Zélie devenu pharmacien à Lisieux, lui fait rencontrer un grand chirurgien. Mais celui-ci déconseille également l’opération : il est trop tard.

Zélie se sait condamnée mais elle va désormais parler de son petit bobo pour ne pas inquiéter ses proches. Elle connait la solitude des malades qui savent la maladie à leur porte tandis que leurs proches refusent de l’accepter. Zélie ne cherche pas tant à être consolée qu’à consoler, elle fait le sacrifice de son dernier Noël en famille pour aller à Lisieux rassurer les Guérin qui sont effondrés par la nouvelle. Après le repas, j’ai fait tout mon possible pour dérider mon frère et lui rendre un peu de courage écrit-elle à Louis.

En juin 1877, malgré ses souffrances, elle se rend à LourdesJe ne compte plus en effet que sur le secours de la Bonne Mère, dit-elle, si Elle le veut, Elle peut me guérir, Elle en a guéri de bien plus malades. Je ne suis cependant pas persuadée qu’elle me guérisse si ce n’est pas la Volonté de Dieu

Zélie, complètement abandonnée à Dieu, goûte une profonde paix, elle dit  il m’en coûte de quitter mon mari, mes enfants mais je suis tranquille, si je ne guéris pas, c’est qu’il leur sera plus utile que je m’en aille. Je tâcherai tout de même de chanter au retour du pèlerinage.  

Le pèlerinage n’est pas des plus faciles, de nombreux incidents fatiguent davantage Zélie. Au retour à Alençon, il faut affronter les sourires narquois des voisins incrédules qui se moquaient de la démarche et, finalement, le miracle espéré n’a pas lieu ! 

Zélie met de l’ordre dans ses affaires et prépare la maisonnée à sa prochaine disparition. Elle sait qu’elle peut compter sur son mari pour s’occuper de tout ce petit monde. Elle sait aussi que la Vierge Marie pourra la remplacer avantageusement auprès de ses filles. Elle écrit à Pauline, Prie avec foi la Mère de Miséricorde, Elle viendra à notre secours avec la bonté et la douceur de la mère la plus tendre

Zélie se comporte auprès de tous comme si de rien n’était, si bien qu’elle parvient presque jusqu’au bout à maintenir la vie de famille telle qu’elle était avant sa maladie. 

La souffrance physique est grande. Elle ne peut rester au lit qu’en position assise, la tête et le cou, au moindre mouvement, lui provoquent des douleurs atroces. Dans ces derniers jours, Marie qui reste près d’elle, l’entend gémir. Elle la trouve une nuit, à genoux priant devant la statue de la Vierge. Zélie se sent parfois comme abandonnée du ciel, elle dit  j’implorais tous les saints du ciel, personne ne me répondait

Le 25 août, une hémorragie épuise ses dernières forces. Elle reçoit l’extrême-onction le 26 août en présence de Louis et de ses filles.  C’est dans la nuit du 27 au 28 août 1877 qu’elle s’éteint doucement. Elle semblait dormir, bien qu’arrivée au terme de ses quarante-six années, elle avait une expression de majesté et de jeunesse. Louis et ses filles ne se lassaient pas de contempler ce visage détendu qui, après avoir tant besogné, connaissait enfin le repos. 

Ses funérailles sont célébrées dans l’actuelle basilique Notre-Dame d’Alençon. Elle est inhumée le 29 août au cimetière Notre Dame d’Alençon, laissant une famille effondrée et cinq filles dont la plus jeune, Thérèse, est âgée seulement de quatre ans et huit mois. 

Après la mort de Zélie 

Après la mort de la maman, les Guérin insistent auprès de Louis pour la réalisation de l’ultime projet de sa femme : faire venir la famille à Lisieux, auprès d’eux.

Thérèse, sans doute la plus touchée par la mort de Zélie, est devenue une enfant excessivement sensible, toujours prête à fondre à larmes.

Les plus jeunes : Léonie et Céline choisissent Marie comme maman de substitution, tandis que Thérèse se tourne vers Pauline. Louis, selon l’expression de ses filles est le roi chéri.

En 1882, Pauline décide, avec le consentement de Louis, de devenir carmélite. Le 15 octobre, elle entre au carmel de Lisieux, au grand désarroi de Thérèse qui se sent abandonnée. Si Louis est déjà un homme d’âge mûr, l’oncle Isidore et la tante Céline ont la trentaine et leurs deux filles ont le même âge que les filles Martin.

Amateur de voyages, Louis Martin aime à faire visiter Paris à ses filles. En 1885, il entreprend un grand périple de près de deux mois. Avec l’abbé Charles Marie, il traverse l’Europe centrale, jusqu’aux Balkans via Munich et Vienne. Ils reviennent par Athènes, Naples, Rome, Milan.

Les récits de voyage agrémentent ensuite les veillées d’hiver : ″J’aime les longues soirées qui nous rassemblent en famille près du foyer pétillant″ écrit Thérèse dans un devoir scolaire.

En février 1886, Louis se résout à la retirer de son école et à lui faire donner des leçons particulières. 

En août 1886, à la surprise de toute la famille, l’aînée des filles, l’indépendante Marie décide à son tour d’entrer au carmel de Lisieux. Louis qui perd sa fille préférée, son « diamant », doit cacher sa peine. C’est également un choc pour Thérèse, dont Marie était devenue la confidente et sans doute une mère de substitution.

D’autant qu’en octobre, Léonie se fait admettre d’abord au couvent des Clarisses et finalement, après trois tentatives, elle devient visitandine à Caen, sous le nom de Sœur Françoise-Thérèse. La chaude atmosphère des Buissonnets est en train de disparaître. Il ne reste autour de Louis que Thérèse et Céline, qui est alors promue maîtresse de maison à dix-sept ans et demi.

En guise d’épilogue :

Louis en 1888 fait cette prière à l’église Notre-Dame, Mon Dieu, je suis trop heureux, il n’est pas possible d’aller au Ciel comme cela, je veux souffrir quelque chose pour vous ! je me suis offert″. Il en fait la confidence à ses filles, lors d’une visite au Carmel. Souffrance indicible pour ses filles quand il est placé dans un hôpital psychiatrique, durant plusieurs années, suite à des crises d’hallucinations, de délires. Il meurt le 29 juillet 1894, dans une maison louée, proche de la famille Guérin.

Thérèse a été canonisée en 1925 et ses parents en 2015. Léonie semble être en bonne voie pour les suivre sur ce chemin, puisque son dossier de béatification est à l’étude à Rome. Les trois autres mériteraient qu’on se penche aussi sur le cours de leur vie, non pour en faire des saintes de balcon à admirer, mais pour donner aux familles du monde un modèle de famille sainte. Une famille qui vit les pieds sur terre et le cœur au Ciel, non dans l’extase béate mais dans la conviction que Dieu donne la grâce pour surmonter les obstacles et atteindre le bonheur tant espéré : la joie de Dieu lui-même. 

A Alençon, Louis et Zélie auront ensemble semé, labouré, creusé. A Lisieux, Louis continuera le délicat travail de cette éducation. Elle est le terreau dans lequel chacune des filles puise pour déployer sa personnalité dans sa vocation propre. 

Au moment de laisser la maison d’Alençon pour s’installer à Lisieux, Louis pense laisser la statue de la Vierge au Pavillon, en raison de sa grande taille. Mais Marie intervient aussitôt :  Maman y tenait beaucoup, il ne faut pas s’en séparer″. Pour ces enfants privés de leur mère, la Vierge Marie tiendra toujours une place privilégiée. 

St Joseph tient aussi une grande dans la famille Martin, qui avait pour lui une dévotion particulière. Empruntons à Ste Thérèse sa prière en son honneur :

A notre père Saint Joseph

Joseph, votre admirable vie s’est passée dans la pauvreté mais de Jésus et de Marie, vous contemplez la beauté.

Le Fils de Dieu dans son enfance, plus d’une fois avec bonheur, soumis à votre obéissance, s’est reposé sur votre cœur.

Comme vous dans la solitude, nous servons Marie et Jésus, leur plaire est notre seule étude, nous ne désirons rien de plus.

Sainte Thérèse d’Avila, notre mère, vous invoquait avec amour, elle assure que sa prière, vous l’avez exaucée toujours.

Après l’exil de cette vie, nous en avons le doux espoir, avec notre Mère chérie, Saint Joseph nous irons vous voir. Amen (Poésie 14).

Christiane Muller – « Claire Amitié »

Paris, le 14 mai 2023